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Les cendres de l’amour

D’une rive à l’autre

La poésie, il ne s’agit pas seulement de la comprendre mais aussi de la voir. L’originaire vision qui s’impose au poète, il s’agit bien de la rejoindre et de l’incarner, pour que son lyrisme se réalise et soit, selon l’image du choeur de l’humanité avec elle-même réconciliée, celui de tous. De cette transmutation il n’est guère d’exemple. Sinon, au cinéma, l’émouvant film de S. EBRAHIM FAR, Nar-O-Nay, qui transpose Les pas de l’eau du poète S. SEPEHRI. C’est ce qui fait le prix du spectacle de Kazem SHAHRYARI, Le voyage l’emporte. Ici les poèmes ne sont pas simplement lus. Leur secrète harmonie est peu à peu révélée par la symbiose de la musique, de la peinture, de la scénographie.

Ainsi plusieurs poèmes ont-ils une dimension litanique par le retour d’une formule ("et j’allais mon chemin" "il faut que...") qui scande la vision. Cette scansion procède parfois par cumul : la reprise de "la rivière" au début de plusieurs vers devient à terme : "et la mer citerne de la pêche des rivières se fend d’amour". Surtout elle procède par basculement qui permet d’aller des images du quotidien à la révélation sensible de leur sens, de l’autre côté du miroir : "te serrer contre mon coeur de rêve et que tu pleures" devient "mais tu ne rêves plus et je pleure". Ce balancement est constant qui permet de recueillir la syllabe d’or de la sagesse : "toi-même es celui qui se gâche". Le thème du passage est, par ellision d’évidence, rendu visible avec la présence et l’utilisation des cadres : cadre en lequel passe et repasse, de l’un à l’autre côté, l’homme assisté de la femme, cadre où se retrouvent figés comédiens, musicien et poète. A cela on n’échappe pas, tandis qu’au mur nous contemplent les toiles de Kazem, icônes protectrices ou effigies multiples de la solitude. De même la musique de Barzan YASSIN est-elle alternativement l’envolée dynamique de la danse commune et la confidence à mi-voix d’un coeur seul qui s’épanche. Quand ce n’est pas le rythme implacable des claquettes de Judith CHANCEL qui dit comment la part féminine se conjoint, avec le silence, à la part masculine.

Alors le public reçoit, d’un poème à l’autre, la vision même de Kazem SHAHRYARI et passe-t-il à l’autre rive "claire comme la source de cette jeune terre". Cure de jouvence, en effet, que cette communion vécue et retrouvée entre le noir soudain qui n’est pas ( encore ) la fin et la lumière qui revient pour élever ensemble artistes et spectateurs : "je m’avance ou je m’efface". Si bien qu’il est loisible au poète d’énoncer, en un des poèmes les plus achevés, "veux-tu que je continue ?".

Oui. Il faut reprendre, selon le monde intérieur de chaque poète, cette alchimie, cette quête où le passage d’une rive à l’autre opère en nous une révélation.

Gérard da SILVA