Accueil > On parle de nous... > presse > Opéra pour que le faible Résiste

Spectateur sois le bienvenu dans la patrie de Shahryari

par Isabelle Renson

Spectateur sois le bienvenu dans la patrie de Shahryari
par Isabelle Renson

Avec OPERA POUR QUE LE FAIBLE RESISTE, Shahryari nous offre un spectacle inhabituel.
Inhabituel parce qu’il s’y met en scène lui-même non seulement comme acteur mais d’abord comme homme et comme metteur en scène. Sur scène Shahryari sera très vite lui, Kazem tout simplement, qui part de lui, parle de lui, se raconte, raconte l’histoire de l’homme accompagné à l’harmonica par Patrick Hamel (lui-même dans le spectacle tour à tour guitariste et saxophoniste). Ses confidences sont ponctuées de scènes où il devient le metteur en scène qui, sur le plateau, observe les acteurs, les guide, leur donne un rythme, leur distribue leurs rôles, les pousse sous la lumière d’un projecteur, leur souffle une réplique…

Spectateur, entre dans la salle. Regarde. Les acteurs se préparent. En présence de leur metteur en scène. Ils sont prêts. Prêts à recevoir et à réagir. Prêts à recevoir des balles et à mourir. Ils s’effondrent tous.
Kazem arrive. Il parle de lui, de sa maladie. Il est malade comme la société dans laquelle il vit. Ceux qui sont censés le défendre, ses globules blancs, ont fait un autre choix. Une bombe explose à l’intérieur de lui, comme à l’extérieur. Les acteurs se relèvent. Spectateur, tu le sais bien. Au théâtre les acteurs ne meurent pas.
Dans les scènes suivantes les acteurs jouent le chaos. Revivent une fusillade. Guerre ou attentat ? Accrochés à leur téléphone mobile préparent un coup. Bon ou mauvais ? Victimes d’une mort prématurée partout dans le monde. La faute à qui ?

Inhabituel, ce théâtre comme quand les enfants jouent « on dirait que tu seras le gendarme et moi le voleur, et puis après on échange » Tous les acteurs jouent plusieurs personnages - rien de neuf chez Shahryari : toujours s’adapter aux moyens du bord - (et franchement aujourd’hui il ne doit plus guère y avoir que l’opéra ou les grands théâtres nationaux à pouvoir se payer un comédien pour une ou deux répliques) mais dans cet OPERA la nouveauté c’est qu’un même personnage soit interprété par plusieurs acteurs dans un même mouvement. Chacun devient tour à tour l’autre. Dans l’histoire d’Amer A, Fred Mamar Fortas est à la fois Amer A, son capitaine, le conteur, la famille et l’imposteur qui le remplace.
Chacun devient l’autre sans en avoir particulièrement la figure de l’emploi. Et même justement pas du tout la figure de l’emploi. Dominique Darcel est Esperanza, la petite rwandaise de 12 ans. Soraya Alandaloussi, Louise la jeune fille handicapée. Kader Afroun, le commercial qui plaque tout pour faire de l’élevage bovin bio en Normandie. A la fin de la pièce, même Enzo Barbieri, le guitariste est réquisitionné pour faire Moustapha le jeune afghan de 12 ans.

Le théâtre, ce pays où l’on ne meurt pas et où on est ensemble, Kazem en a fait sa patrie.

Après tout ce chaos et tous ces morts, Shahryari nous invite à la reconstitution du meurtre de « L’exception et la règle » de Bertolt Brecht, pièce écrite en 1930. Ce texte, Shahryari, il le porte en lui. C’est la troisième fois qu’il le monte. Il se l’approprie prenant plaisir à le décortiquer et l’assortir de chansons. C’est lui qui distribue les rôles de la fable. « Parce qu’il a bien su mourir en scène », Armane Shahryari sera le porteur, le faible, le travailleur. Atlas condamné à porter la terre. Sphère lumineuse suspendue jusqu’alors dans un coin du plateau, humanité prise à témoin. Dominique sera l’hôtelier qui ne se mouille pas et le poursuivant. Kader sera le guide, le seul soutien du porteur et de sa femme. Il fera partie des perdants. Soraya sera la femme du porteur et aussi la police. Fred sera la police et surtout le juge. Voyez comme il jubile quand Shahryari lui attribue son petit piédestal en ferraille et à roulettes.
Kazem lui sera le marchand, le méchant (enfin il peut frapper le porteur, son vrai fils dans la vie, et même le tuer !). Spectateur, n’aie pas peur, il fait semblant.
Nous sommes au tribunal. Nous assistons à la reconstitution de l’assassinat d’un porteur par son maître. Spectateur juré convoqué, pourquoi la décision finale ne t’appartient-elle pas ? Pourquoi appartient-elle au juge ridiculement vendu au système et à la règle ? Tu trouves que c’est bien comme ça ?

Du théâtre bien vivant, fait de la chair et de la sueur des acteurs qui y mouillent vraiment leur chemise, normal vous me direz une partie de l’intrigue se passe dans le désert (le jeune Armane qui interprète le porteur doit au bas mot y perdre 2 litres) mais il n’y a pas que cela. Les acteurs jouent, chantent, dansent, ils sont « investis ». Avec Shahryari pas de coulisses pour les acteurs. Tous toujours en scène et tous très très proches physiquement de nous, on pourrait les toucher (l’AST est une toute petite salle) Spectateur, n’aie pas peur, tu ne seras pas mouillé !

Brecht disait« Nos défaites d’aujourd’hui ne prouvent rien, si ce n’est que nous sommes trop peu dans la lutte contre l’infamie, et de ceux qui nous regardent en spectateurs, nous attendons qu’au moins, ils aient honte. » Mais Kazem et Bertolt, vous exagérez ! Vous n’allez pas « taper la honte" à vos spectateurs. Regardez, ils ont au moins le courage de venir au théâtre et quel théâtre, un tout petit théâtre perdu dans une arrière-cour au fin fond du 19ème.

Inventer un art qui portera en germe les prémisses d’un futur à construire, telle est la quête de Shahryari. Exilé il y a plus de 30 ans en France, citoyen à part entière de ce pays, il a pourtant toujours autant de mal à monter un spectacle. Car le tout ce n’est pas de trouver refuge dans son pays d’accueil. Le tout c’est d’y vivre. Et pour Kazem, vivre c’est faire du théâtre. A l’automne de sa vie, il se rend compte de tout ce qu’on ne lui aura pas laissé le droit de partager. Mais bon, « on n’est pas là pour se plaindre, mais changer le monde ».

Le spectacle s’achève sur une note d’optimisme, le jeune Wali, réfugié afghan est apparemment toujours vivant. Tous les acteurs devenus réfugiés invitent les spectateurs à les rejoindre sur le plateau pour une danse. Les voici tous réunis dans une même patrie. Spectateur, n’aie pas peur, tu es au théâtre, dans la patrie de Shahryari.

Opéra pour que la faible résiste
à 20h30 représentations à venir
en avril vendredi 22 et samedi 23
en mai vendredi 06 et samedi 07, vendredi 27 et samedi 28
en juin vendredi 3, vendredi 10 et samedi 11, vendredi 17 et samedi 18
à l’Art Studio Théâtre Paris 19ième mediation@artstudiotheatre.org