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Manifeste pour la création

Manifeste pour la création

Manifeste pour la création

Manifeste pour la création

"Je ne sais partager que l’amour, non la haine", ainsi parle Antigone depuis toujours.
Le théâtre contemporain est né, de plusieurs terribles guerres. Le théâtre est là comme un triomphe. Il est au centre de la terre. Il porte dans ses yeux les épines oubliées de son dernier refuge. Armé de mille lumières distinctes, il voit et gagne sans fuite ni doute le monde endogé, gelé des héros glacés. Par ses yeux, par ses pointes acérées, il traverse les sentiments de la distance pour atteindre dans les expressions de chaque détail un détail humain. Le vent d’un esprit libre balaye d’un coup de foudre les poussières et dévoile les corps amputés, les verbes communs disloqués pour prendre possession de la douleur de chaque partie du corps, de chaque mot vécu, de chaque sanglot intime, pour prendre possession de soi-même.
Son univers, par essence, est un univers libre et ouvert avec deux portes. L’une donne à l’extérieur et l’autre à l’intérieur… elles sont ouvertes au public et à nous, les bailleurs de cet espace ! Notre pensée est liée à la fois à la vie du public et à la fois à l’intime pensée qui se déroule en scène, la vie intime de ces gens masqués (acteurs), représentant d’autres qu’eux. Elle avance sous nos yeux, dans un affrontement courageux. Ils réinventent un exposé de pensées délivrées. N’importe qui pourrait venir louer sa place, pénétrer dans ce monde de partage des fruits de la vie intime, observer les bailleurs qui ne demandent que leur masque pour réinventer encore… ce que nous n’avons pas vu, ce que nous avons vu mais n’avons pas pris, ce que nous avons pris mais avons oublié, et ce que nous avons perdu…
On vibre aux rebords de chaque recoin où s’abritent un espoir, une utopie, un idéal, une chose informe qui rompt le temps. Un langage qui contient d’innombrables signes.
C’est la raison d’être du théâtre, de la poésie, de l’art qui est ainsi, depuis toujours, énoncée.
Il n’est pas absurde de penser, puisque nous existons malgré notre origine improbable, que nous ferons tout pour dire, pour tenir… Nous ferons tout aussi pour nous anéantir. Voilà ce qu’on doit retenir d’un théâtre.
Les racines de la création contemporaine sont là, dans l’histoire, terrible, féconde et incertaine. Toutes les certitudes se sont effondrées ces dernières années ; autant dans la genèse du thème, que dans la forme et sa production. Aujourd’hui, la question centrale du théâtre est posée dans sa pratique, dans l’effort que nous employons pour dire des mots, faire des gestes, sentir et ressentir la présence de quelqu’un ou quelque chose d’« absent ». Une fois que nous prononçons le mot, une fois que nous formons le mouvement, ce n’est plus l’apparence du spectacle qui compte mais le rôle inévitable que le théâtre se donne à jouer dans notre société.
Il vient ce moment inévitablement où, par l’art, nous tentons d’échapper à l’injustice du présent.
Faire vivre un lieu théâtral, c’est installer son énergie et sa présence entre le réel et l’idéal, et c’est se produire en art, d’oeuvres en oeuvres, chaque jour pour que les spectateurs-citoyens puissent passer devant, s’arrêter, face à eux-mêmes, un instant.
Tel est le sens de nos travaux poétiques et théâtraux. Nous prétendons défier les mille figures des renaissances permanentes de la "bête immonde", du racisme, de la xénophobie et du mépris qui accompagnent l’insupportable cortège de l’injustice.
C’est, d’évidence, la raison de vivre de lieux de théâtre comme celui de l’AST, si proche par vocation d’être le "miroir" des drames les plus cruciaux, les plus douloureux de notre société. De tels spectacles vivants, aussi rares que nécessaires, doivent recevoir la reconnaissance et le soutien des autorités, en particulier pour des structures qui proposent, sans investissements forts, un travail continu, un véritable projet artistique et social pour le théâtre.
En cet esprit nous demandons une défense de la vocation théâtrale la plus proche de tous, que l’AST s’est toujours engagé à faire vivre. Nous demandons, dans le même esprit, la suppression de l’ensemble du dispositif législatif xénophobe, qui, par les obstacles qu’il fabrique, privilégie plus l’exclusion que l’intégration, nous demandons le retour aux lois démocratiques issues d’un autre esprit, celui de la Résistance. Ainsi retrouvons-nous Antigone. Car cette affaire de théâtre et de démocratie, de fidélité aux plus riches idéaux de l’humanité face à la haine et au mépris demeure, depuis toujours, une affaire d’amour.

Kazem Shahryari
Auteur
Fondateur de l’Art Studio Théâtre

Paris, 12 janvier 2005