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Le Bloc-Notes 2 - 2000

23 Novembre 2000 N°1899


Euripide dans ses tragédies, théâtre d’idées et de souffrances, dénonce un monde dans lequel ni les dieux ni les humains ne sont assurés de rien. Jocelyne Sauvard dans "lethal romance" (publié chez l’Harmattan, col1ection Théâtre des cinq continents) dénonce l’injustice cruelle d’un système judiciaire qui humilie l’être humain, aussi bien les condamnés que ceux qui veil1ent sur eux professionnellement.

Il n’y a aucune démagogie dans cette écriture qui ne peut se résumer à un « pour ou contre la peine de mort ». L’écriture des 24 scènes est concise et précise mais suffisamment intense pour faire surgir l’image de la souf­france et de l’humiliation. Le metteur en scène Kazem Shahryari en a saisi l’essence profonde a tel point qu’il peint un tableau de Rembrandt dans lequel idée et souffrance suivent la même ligne.

Personne n’est arrivé d’un seul coup au comble de l’infamie :

« Quelques crimes toujours précèdent les grands crimes » Juvénal, Satires, Il, 83. C’est le cas de Dean Fléchette au cœur nourri d’amertume, plongé à l’âge de 15 ans dans la profonde demeure des infernales ombres du couloir de la mort du pénitencier de La fourche. A 31 ans Dean Fléchette, étiqueté psychotique délirant au QI très bas, a conservé une sorte de joie de vivre, il scande en rap les sentences et les articles du code pénal. Encore une identification à la victime Il a tué et n’est pas excusé pour ce crime. Il l’a commis en état de démence. Ce qui est montré et dénoncé ici c’est le système infernal qui humilie tous ceux qui le servent en allant au travail.

Le monde des ténèbres

Les spectateurs entrent dans la salle qui peut accueillir une cinquantaine de personnes. Tous les acteurs sont en scène. Plongés dans le noir, ils scandent « deux heures, quinze minutes et trente secondes ». L’espace s’ouvre. Lu­mière. Au fond une" longueur de grilles représentant 4 cellules et 4 prisonniers. Les deux âges de Dean Fléchette sont incarnés par deux acteurs. On entend le bruit des chaînes, des grilles et la voix des chanteurs. Côté droit, le bureau du gouverneur et l’appartement de la gouverneuse. Côté gauche, trois personnages, la psychiatre, le médecin et l’avocat. Les acteurs sont toujours présents. L’ensemble est si bien réglé qu’on ne sent pas la fragmentation du temps et de l’espace. Il s’agit de confronter le monde des ténèbres avec celui de ceux qui organisent le système en toute innocence et qui font rire par leurs obsessions froides. Jamais le spectateur n’est appelé à regarder la mise à mort en face, bien caché derrière sa vitre de voyeur. Si la souffrance des ténèbres est une mise en tableau et en musique, il ne s’agit pas de faire ai­mer l’horreur.

Le monde que décrit Jocelyne Sauvard est un monde cruel et pervers. Elle en dénonce le maléfice. Ils tuent au nom d’un système, ils vont au travail. Qui a décidé cela Les dieux, les hu­mains Une fatalité mythique, un système politico- social Les personnages révèlent leur vulgarité dans l’argumentation, leur cruauté sans haine, l’épaisseur de leur âme sous la clarté apparente du discours. Dans son art

I poétique, Jocelyne Sauvard dénonce la promiscuité de la bande réglée par un lien social de type clanique. La cruauté du « nor­mal » au quotidien devient in­supportable. Ils font dans un mortel ennui l’aveu si funeste d’une fureur banalisée. Et ils ne. savent ni leurs perfidies ni leurs fureurs.

Un spectacle à voir

décidément

La mise en scène de Kazem Shahryari crée une belle image, un fantasme pervers. L’image est composée et arrangée. L’aspect pictural de l’image y est patent. Les 24 scènes deviennent tableaux. Les personnages et les objets y ont une disposition calculée en vue d’un sens global. Tel un tableau de Rembrandt le fantasme montré est un combinat d’ombre et de lumière. Kazem Shahryari fait vivre le « tenebroso » sauvardien dans lequel ce n’est pas la lumière qui est noyée d’ombre, mais l’ombre qui se transperce de lumière. Les zélotes des ténèbres sont des vo­leurs d’ombre, des cireurs de pompe et des voleurs de larmes. L’âme du condamné est damnée. Acteurs- victimes ou acteurs- tyrans sont ensemble spectateurs de la scène qui leur permet de re’" commencer sans fin devant eux-mêmes l’acte sadique ou masochiste. L’érotique dans cet enfer tient à ce fantasme pervers.

Dean Fléchette, merveilleusement bien incarné par deux acteurs, possède encore une force de révolte défaillante sur ses lèvres errantes. Il se donne la mort lui-même. Une finalité peut en cacher une autre. Suspense. La formidable tension de la pièce est dévoyée. Dean enlève aux autres la jouissance de sa mort. Un spectacle à voir décidément, car non seulement il présente une grande idée, une cause tragique, mais il révèle aussi une force plastique qui interroge sur la condition humaine et sur la fonction de la scène.


Lethal romance, de Jocelyne Sauvard,

un livre aux éditions de l’Harmattan

et une pièce, mise en scène par Kazem Shahryari,

au théâtre de l’Art Studio,

299 rue de Belleville dans le. XIXème ar­rondissement

(entrée par le 120 bis rue Haxo, métro porte des Li­las).

Jusqu’au 29 novembre.

Alain LEFEVRE, Vendredi 17 novembre 2000