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La contemporanéité des oeuvres d’art

Février 2000

Kazem SHAHRYARI


Colloque du samedi 26 février 2000 Théâtre Jean Vilar (Vitry-sur-Seine)


Afin de mieux cerner la question contemporaine de l’art, sa "contemporanéité" ou toute autre question qui touche à l’essence de notre vie, je me contrains à sélectionner deux domaines qui n’en font qu’un : la poésie et le théâtre. En parlant de l’essence de notre vie, je me rappelle que même la mort est une affaire de vie et de vivants.

Le dialogue est la locomotive imprévue de la question « contemporaine ». Je souhaiterais que mon exposé écrit sous forme de quelques constats débouche sur un dialogue avec vous.

Constats

Avant de parler du théâtre et de la poésie, un premier constat touchant aux beaux-arts, à la peinture en particulier


1. De la toile à la bourse

Deux choix s’offrent au peintre pour dominer sa peinture, pour « en finir avec elle ». Devant sa palette de couleurs essentielles, ou bien il a une idée de ce qu’il va peindre sur sa toile blanche, une image préalable, ou bien il commence par une touche puis une autre puis une autre qui génèrent son inspiration jusqu’à la fin de ce tableau-là.

Dans les deux cas, le peintre découvre quelque chose dont il ne se doutait pas auparavant. En un mot, il a matérialisé une partie de lui-même qu’il ignorait peut-être.

Dans les deux cas, une fois la peinture finie, elle appartient à l’Histoire. Et même la bourse peut s’en emparer.

Ceci n’est pas le cas pour une pièce de théâtre ou une poésie sauf si un commerçant s’empare du manuscrit du poète, et vous savez aussi bien que moi, que nous ne sommes pas obligés de lire le manuscrit de l’auteur, une copie ou même une transmission orale suffisent.


2. Entre un texte authentique et un texte efficace, le gagnant est le texte authentique

Un écrivain possède quelque chose qui n’est pas tout à fait quelque chose, une lueur qui n’est pas tout à fait une lueur, une lumière qui n’est pas tout à fait une lumière, un outil qui n’est pas tout à fait un outil mais tout de même qui le fait travailler. Pourtant, ce n’est pas tout à fait un travail. Il tisse une sorte de corde ni pour sauver ni pour tuer quiconque, et pourtant elle le pourrait. Une corde tissée entre l’intérieur et l’extérieur… on pourrait la tenir pour mettre au monde un enfant, tirer une étoile ou ficeler un projet, on pourrait la serrer contre soi pour ne pas glisser dans un ravin… un fil, un filon qui matérialise le secret pour se voir, pour pouvoir vivre…

Un poème est un bateau qui traverse une rivière tumultueuse.

Entre un texte authentique et un texte efficace, le gagnant est le texte authentique.

Un texte efficace n’apporte qu’une efficacité économique, une efficacité de mode, publicitaire, médiatique ou politique…

Un texte original offre un palais, un univers nouveau à découvrir. Il nous révèle un monde nouveau et nous révèle à nous-mêmes…


3. Les intouchables de la littérature

Il y a deux littératures incontournables pour ne pas dire intouchables, celle qui se trouve dans le lointain de sorte qu’elle forme la chair du mythe comme l’épopée d’HOMERE et celle qui s’invente sous une dictature.

Pour la première, l’idée même de critique et de débat ne nous vient pas à l’esprit. Si SOPHOCLE était vivant, j’aimerais bien débattre avec lui de ses personnages, mais l’espace et le temps l’ont placé si loin qu’il est parmi les racines de notre culture de pensée. Il appartient à l’Histoire. Il est incontournable. Là où le "si" s’éloigne du champ de la réflexion critique.

Pour la deuxième, dans une dictature, l’auteur dit des choses que l’on n’a pas l’habitude d’entendre, suggère des métaphores que l’on n’ose pas présenter, souligne des passages interdits, ce qui pousse cette littérature au-delà de l’espace et du temps, parce qu’elle est à la fois artistique, audacieuse et plus que vivante, donc incontournable.

Un auteur qui invente le nouveau dans une dictature est un HERCULE contemporain.


Le Monde (15 février 2000) à propos du Festival du Théâtre de Téhéran :

"Les deux spectatrices du balcon n’en perdent pas une miette. Comme toute la salle, pleine, elles sont sensibles au moindre signe révélateur d’un changement, d’une nouveauté. Et, à leur regard d’Iraniennes, aiguisé par le port obligatoire du foulard (au moins), la pièce n’en manque pas : elle parle d’amour et, mieux encore, ne parle que de ça. Elle ose des gestes audacieux, comme celui de la fiancée du prince qui entoure le cou de son bien-aimé d’un foulard, et l’attire vers elle, sans le toucher, bien sûr, puisque les relations hommes - femmes en Iran interdisent tout contact en public ; tout de même, elle l’attire. Enfin, il y a dans "Le Jeu amer" un passage qui stupéfie la salle ; des femmes chantent, ce qui leur est normalement interdit, et elles bougent. Elles ne vont pas jusqu’à danser - autre interdit - mais elles oscillent, et cela, dans la République islamique iranienne de l’an 2000, c’est "une révolution".

Ce festival de douze jours a réuni cinquante pièces et drainé quelque 150.000 spectateurs.


4. Deux étoiles en dehors du ciel de la littérature

Le théâtre et la poésie sont placés en dehors du domaine littéraire. La différence entre un roman et une pièce de théâtre équivaut à la différence entre une fleur et une graine. Le roman est une fleur éclose qui nous délivre déjà son parfum, tandis qu’une pièce de théâtre peut repousser à chaque fois. Les éléments qui l’accompagnent dans sa résurrection florale sont la terre, l’eau, l’air et le soleil, autrement dit le metteur en scène et son équipe. Dans cette aventure, la terre est l’acteur. Une pièce de théâtre devient contemporaine dès que l’on procède à sa plantation. On peut la greffer, la marier et même la modifier génétiquement selon notre besoin.

En quoi consiste ce besoin ? Toute la question est là. Comment devancer le temps sans perdre l’originalité de notre humanité ? Comment tisser l’histoire vers l’avant sans en piétiner les racines ? Comment gagner une notoriété artistique sans mépriser les autres courants, ni rivaliser avec eux ? Comment construire la "rigueur" et ce que l’on peut appeler "l’intimité artistique" qui permet au poète d’accéder en lui-même au cœur de l’humanité ? Quel est ce sentiment d’amour, ce sentiment fraternel dont le théâtre et la poésie, en particulier, peuvent prendre soin au travers des trames de l’intimité artistique ?


5. La métaphore est le complice éternel de la création

C’est avec elle, qu’en sécurité, nous traversons la vie. Nous vivons quotidiennement avec elle. Et l’art la sublime pour sa survie.

Dans la poésie et le théâtre, le témoignage et la métaphore s’imposent ensemble ou non.

Métaphore liée au témoignage :

- Tous les enfants devraient naître égaux et en bonne santé. Mais un enfant sur mille naît aveugle…

- Entre cent enfants que l’on dépose sur l’eau, 99 nagent tout naturellement et 1 se noie. C’est cela qui nous intéresse.

- Entre cent couples, 99 auront des enfants, un restera stérile. C’est cela qui nous intéresse.

- Entre cent filles, 99 forment un couple avec un homme, une reste avec son père. C’est cela qui nous intéresse.

- Entre cent hommes, un seul découvrira la raison d’une maladie et cet homme sera exclu. C’est celui-là qui nous intéresse.

- Un homme est fait pour vivre et mourir vieux. Lorsque sa vie s’interrompt prématurément, cela nous intéresse.

Voici l’accident qui n’en est pas tout à fait un, l’injustice qui n’est pas tout à fait injuste, la nature qui n’est pas du tout naturelle, voici la question essentielle qui dévore notre pain quotidien et qui pousse ESCHYLE, SHAKESPEARE, SCHILLER, IBSEN, GENET, OTPALDAT… et toi à créer une œuvre pour remplacer la nourriture. Et, pour ne pas paraître intégriste dans l’art, je dirais : voici la tempête qui nous relègue entre deux rochers où le temps nous offre la réflexion, le travail, une conviction à s’armer d’yeux qui voient autrement, d’oreilles qui entendent autre chose, car cet enfant est infecté.

Une chose reste immuable : l’enfant qui se noie, l’enfant qui vient de se noyer, l’enfant qui va se noyer. Voilà la tragédie qui préoccupe tout auteur.

Pour mesurer les caractéristiques d’une affection, les chercheurs la cultivent, la nourrissent, observent son développement, l’examinent afin d’en détecter son talent d’attaque et son talon d’Achille, sa faiblesse.

Voilà pourquoi le poète se remet à l’eau sans arrêt et provoque avec tendresse toute émergence de la faiblesse. Il avance jusqu’à la peur et l’amour. Antigone nous regarde avec mépris, Electre nous maudit, Hamlet nous ignore, et Cordélia, cette tendre fille qui incarne la justice pendue, nous plaint.

Regarder, observer toute chose. Tout élément vertical de cette nature porte l’histoire d’une bataille.

Pour nos maisons, nous nous sommes battus contre vents et marées. Nous nous sommes battus pour un abri, et l’abri était le berceau de la pensée. Nous nous sommes bâtis pour pouvoir penser. Nous nous sommes battus pour pouvoir penser. Et nous nous sommes battus pour que la pensée soit libre. Et tout ceci pour survivre.

Nous avons trouvé l’introuvable. Nous sommes partis pour le vivre et nous avons touché l’intouchable. Nous nous sommes rassemblés pour être plus forts. Nous pensions être plus forts. Mais la culpabilité nous a piégés.

6. L’historien et le poète (le dramaturge)

L’historien et le poète créent une histoire. Digne de mémoire, une histoire est un récit d’actions propres à une époque, avec un commencement, un parcours et une fin. Le seul but que l’on puisse attribuer à une naissance est une juste mort. Chaque naissance a droit à sa vie.

Les historiens justifient cette histoire grâce à des outils, des sondes, qui leur permettent de la re-situer par tranche dans le temps. Les historiens se différencient par leurs outils.

Les poètes au contraire recréent l’histoire en redécouvrant les outils qui lui ont permis d’affronter le temps. Le poète fragmente l’histoire selon la complexité de la vie de ses personnages. Sa visite sans règle peut rendre visibles des champs humains inconnus.

Les poètes se différencient selon leurs champs de création et la façon dont ils fragmentent une histoire.

Les poètes contrairement aux historiens se ressemblent fort. Ils sont maîtres dans la création d’issues improbables ou encore impossibles. Le poète peut recommencer une création, refaire d’une création une autre création. Autrement dit, offrir de nouvelles issues à la vie grâce à ses lumières et l’énergie qui le motive.

La physique nous permet de voir l’urgence de loi de la nature. NEWTON, COPERNIC, EINSTEIN et les autres. Mais qu’est ce que c’est que l’urgence ? N’est-elle pas la juste relativité d’une situation ? Peut-on la comparer à l’urgence dans la création ? En électricité, il y a deux courants. Le neutre et la phase. La présence d’oxygène conduit les deux courants en antagonistes et l’absence de l’oxygène lie les deux courants en un protagoniste : la lumière. Ils ont besoin d’un lieu neutre pour se consumer et la qualité de leur flamme dépend de la matrice de la résistance sur laquelle ils se retrouvent.

Dans une société, un échec scolaire prouve à lui seul que le système d’apprentissage est injuste. Le devoir du système d’apprentissage est que tout le monde réussisse. Chaque réussite est une lumière.

Le simple devoir du maître ne suffit pas à rendre à son élève la lumière qui lui appartient. Il lui faut, à l’élève, de l’oxygène pour avancer, un lieu neutre pour se rencontrer, du temps à lui, pour révéler la qualité de sa flamme. Il me paraît aberrant de demander à 30 enfants d’apprendre la même chose dans le même temps et que, celui d’entre eux qui les devance, soit appelé le meilleur.

Nous sommes encore bien loin de la matrice de la création : la liberté.

De plus la création n’est pas naturelle, elle est la continuité du perfectionnement du travail. Alors, si nous nous situons au-delà des règles naturelles, comment apprendre la création, comment s’apprendre la création - "La première personne qui décrit l’écrasement d’un mégot de cigarette est un poète, la deuxième est un imbécile" - où se situe la contemporanéité dans l’électrocardiogramme du cœur de l’humanité ? Alors que nous sommes incapables de sortir un son d’une flûte, comment jouer de l’homme ?

Encore une question : de l’urgence et de la contemporanéité, qui construit l’autre ?

7. Conte final

Monsieur NEWTON est assis sous un pommier. Sans doute en été. Il fait chaud. Monsieur NEWTON s’est assis sous cet arbre pour profiter de son ombre.

Une pomme tombe de l’arbre et heurte la tête de Monsieur NEWTON.

Aie, dit-il. Il regarde vers le haut. Il regarde la pomme. Il regarde vers le haut. Il regarde la pomme…

Il ne se demande pas pourquoi la pomme est tombée. L’été est bien avancé. Les pommes sont presque mûres. Il est naturel que les pommes tombent.

Il ne se demande pas pourquoi cet arbre vient de lâcher cette pomme justement au moment où lui, Monsieur NEWTON, était assis en-dessous.

D’après lui, tout ceci est naturel, normal.

La seule chose qui lui paraisse anormale, c’est que la pomme soit tombée vers le bas et non pas vers le haut. Monsieur NEWTON, probablement, est particulièrement détendu ce jour-là.

Il secoue le pommier une ou deux fois avec prudence et fait tomber une autre pomme sur le sol. C’est cela oui, la pomme traverse l’espace tout droit jusqu’au sol.

Donc, nous sommes en été, un été avancé, le soleil est fort, on n’est pas loin de la mi-journée, plutôt après. Monsieur NEWTON vient de manger un bon déjeuner et a décidé de se reposer sous un pommier, ayant peut-être dans l’idée de prendre plus tard un fruit en guise de dessert pas trop sucré.

Voilà qu’une pomme mûre s’offre à lui. Une erreur de calcul d’une gentille pomme la fait tomber sur la tête de Monsieur NEWTON.

Frappé par le poids d’une pomme excitée, Monsieur NEWTON regarde le pommier, la pomme tombée, le pommier, la pomme tombée. Il ne la croque pas. Une idée le pousse à secouer le pommier jusqu’à ce qu’une deuxième pomme tombe. Déjà, se dit-il !

Avec les deux pommes, il se met à jouer le rôle de l’arbre, jusqu’à ce qu’il trouve la relation sacrée entre la terre et la pomme. La terre est ronde et la pomme aussi. Ho la la, la terre possède un aimant qui attire les pommes. Voici entrevue par Monsieur NEWTON la loi de la gravitation.

Il y a deux écoles dans l’œuvre d’art : celle qui débute par la matière et celle qui débute par une pensée préconçue.

Point commun aux deux écoles : le temps. Le temps dans une œuvre d’art est un temps humain du point de vue contemporain ou moderne où l’artiste vit un abandon du concept. Une seule loi « le concept d’être conceptuellement contre tout concept » enrichit la création dans sa voie contemporaine, dans sa recherche, son entretien avec l’instant, car la vie de l’instant est une fusion de l’espace et du temps, de la forme et du contenu, du corps et de la voix…

L’œuvre d’art manifeste cet instant. La contemporanéité de l’œuvre d’art se manifeste dans l’émotion de l’artiste pour cette vie.

8.Conclusion

COCTEAU, poète, disait : « Si votre demeure brûlait et que vous ne puissiez emporter qu’une seule chose, que sauveriez-vous ? Le poète répond : Moi, je sauverais le feu. »

Du pommier de Monsieur NEWTON, je viens de vous apporter du feu que j’ai pris sur les branches après avoir secoué l’arbre qui avait oublié sa nature attisée. Je vous le confie comme souvenir de mon histoire. Sachez qu’il exige de vous deux choses : de le veiller et de ne pas courir car il risquerait de vous brûler.