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L’Insatiable

Bouge de là. Fais tomber les murs et respire libre, poésie !

À l’Art Studio Théâtre à Paris, Kazem Sharyari met en scène Bouge de là, un huis-clos muré dans des rapports de domination et de violence qui interroge les conditions d’existence et le devenir d’une parole libre. Une parole poétique qui prendrait l’ordre à bras le corps pour s’en affranchir, ouvrir des fenêtres, et laisser l’air circuler. Hantée par l’ombre d’un pessimisme fardé d’humour noir, cette pièce héritée des mots de Marcel Zang veut pourtant croire à l’émancipation et se demande ce que l’art peut accomplir dans notre société.

« La terre nous est étroite » écrivait Mahmoud Darwich.

Dans le sous-sol de ce commissariat parisien, on étouffe plus qu’ailleurs. Hommes, femmes et enfants comptent les minutes qui les séparent d’une expulsion vers l’Afrique. Ils attendent, essuyant les mauvais traitements, le manque d’espace, de nourriture et les insultes qui fusent de la bouche des policiers. On manque d’air, la chaleur y est de Lucifer déplore Georges, le « Grand Georges », le « grand noir » cagé dans ses barreaux. Kazem Shahryari sculpte des visions d’une violence à glacer la parole. Un pilier cerné de matraques et de cordons de cuir.

Quelques halos furtifs de lampes-torche dans la pénombre. Ici, les policiers complotent autour de ce qu’il s’est passé quelques minutes auparavant... Et peu à peu grouille en arrière-plan une masse montagneuse d’humains entassés. Rien que des silhouettes, des fantômes dont les voix muettes semblent mugir tout au long de la pièce.

Cette violence, c’est celle qui nous rappelle dans la vraie vie aux milliers de migrants parqués comme des animaux dans les périphéries de Calais, dont les conditions de survivance furent à nouveau révélées dans un récent rapport de Human Rights Watch. Dans Bouge de là, aucun fracas physique. Le metteur en scène jongle avec une violence insidieuse qui fait sa place en creux dans la mise en scène : « Je crée des tas de dimensions invisibles dans une dimension visible pour pouvoir aller des unes aux autres. Et c’est ça qui gêne. C’est la tête du spectateur qui crée la violence, pas moi. Je crée un endroit où la lumière ne fonctionne que d’ombres, de mouvements et de bruits, de signes. Ce déplacement dans ce coin invisible qui ramène au rêve, c’est déjà créer le passage vers ce qui va sans doute arriver et c’est inquiétant. Cette inquiétude, c’est une violence. »

Cette violence invisible se niche également dans les rapports de force institués entre les personnages. Un brigadier-chef domine ses collègues du haut de son ordre, fait respecter les « certitudes » dont il est lui-même victime : des « savoirs » figés sur l’art, la culture, la politique, la hiérarchie se fossilisent en instruments de pouvoir pour garder l’ordre et bâillonner ce qui détonne. Ne pas parler du colonialisme, ne pas parler d’esclavage. La pièce montre comment tout le monde marche au pas et comment la violence finit par être absorbée par Georges, celui qui appelle son maître « papa ». Mettre cette violence en lumière est déjà une forte besogne. La faire craqueler en est une autre.

« Faire tomber les murs »

Kazem Shahryari souhaite démanteler toutes les formes d’autorité qui créent la violence. Face à un mur, « soit tu gravis et tu passes de l’autre côté soit tu fais un trou, il n’y a pas de choix. Il n’y a pas de solution à un mur, il doit tomber. Et quand tu vois les politiques qui font des murs, que ce soit les vrais murs en Palestine ou des murs de pensée, ils sont tellement bêtes après toutes ces expériences, il n’ont pas compris. Un mur construit, c’est un mur à abattre de toute façon. Ça peut prendre 10 ans, 20 ans, 50 ans, 1000 ans peut-être, mais ça tombera. Parce que le mur, c’est la fin de la vie. Pas la fin de la vie de quelqu’un mais de l’humanité. »

Le metteur en scène en fait une ligne de travail : les « murs de pensée » dont il s’indigne sont aussi les codes de la dramaturgie classique. Il exècre le récit linéaire, autant que la dramaturgie qui regarderait A devenir B. Parce que la vie est sans cesse malmenée par l’absurde, pour ne pas dire l’horreur, elle empêche la linéarité dans l’art. « On peut interrompre la vie de quelqu’un à tout moment. C’est ça notre époque. Kobané vit sa vie pauvre tranquille, et on peut l’interrompre, faire de l’esclavage des femmes, tirer sur les hommes et tourner la page vers quelque chose de totalement inconnu, totalement inattendu, totalement aberrant. Mais on peut le faire. Les Américains ont bombardé l’Irak, ils l’ont tué. Mais maintenant c’est quoi ? C’est l’enfer. C’est l’enfer total. Tous les jours depuis 10 ans il y a 200 personnes qui se tuent, qui meurent, qui posent des bombes, le monde est devenu une énigme où tu ne peux pas voir demain. En fait, c’est ça que je traite dans mon travail du récit. Ça s’interrompt et après, on ne sait pas. Ça remet en cause la totalité des principes qu’on a appris ».

Dès lors, il n’est pas étonnant que Bouge de là soit une pièce démembrée, fragmentée. Il n’est pas étonnant qu’elle nous égare, parfois. Il n’est pas étonnant que la tension de cette « tragédie » soit mitraillée de chansons et d’instants dignes d’une bonne farce grotesque. Le dramaturge injecte des giclées d’humour dans les mots de Marcel Zang, créant des bulles d’hystérie ritualisée qui déjouent la constance. « Ce ne sont pas des histoires croisées mais brisées, interrompues dans une contradiction totale : je ne traite pas la tragédie par la voie tragique. Et on rit. Mais on est complètement embarrassés par la justesse de l’un et l’autre ! » Il n’empêche que le tragique et la violence restent dans la pièce comme des droites difficiles à distordre. Ça résiste durement. Face à elles, Bol d’Air, un policier féru de poésie baudelairienne, est appelé à la rescousse par Georges. Ce dernier veut l’entendre dire « une messe ». Bol d’Air est appelé par ses collègues à s’affairer à la « tâche »...

« Baudelaire, c’est cette fleur blanche qui pousse dans une marée de merde ».

À travers ce curieux personnage de Bol d’Air, Kazem Shahryari interroge le surgissement et le devenir d’une parole poétique poussant dans un champ de contraintes. Exilé d’Iran pour dissidence artistique, il lutte pour que l’art et la liberté marchent main dans la main. La poésie peut-elle créer des espaces ? Peut-elle avoir un impact sur la société ? Face à Georges, les visions de Bol d’Air sont celles d’un « sang noir battu par un fouet blanc ». On lui demande ce qu’il ressent, vraiment, mais on l’arrête : « Pas de politique dans mon commissariat ! » On essaie de lui faire dire des paroles pour la gloire de la France, de dérouler de belles images, des pépites scintillantes qui ne dérangent pas.

Et nous, on regarde la poésie se heurter aux murs d’une société trop fermée, se débattre tant bien que mal pour éclore ; on regarde une voix se mettre sur la pointe des pieds pour s’extirper de la fange, percer plus haut, et voir plus loin. Pour comprendre ? Dénoncer ? Guérir ? « Baudelaire, pour moi, c’est cette fleur blanche qui pousse dans une marée de merde. L’humanité dans le pire moment, c’est quand même l’humanité, c’est ça qu’il dit Baudelaire. Assassin ! Caïn ! Nous sommes les enfants des assassins. Et dans cet assassin il y a la poésie même. Mais à quelle condition la poésie existe-t-elle ? Elle peut sauver, guérir. Elle ne va pas imposer, dominer. La poésie, ce n’est pas la propagande. Elle vient malgré moi et quand elle vient, elle doit être tellement juste que le juste apparaît. La vérité, la justice ont à voir avec la poésie dans la condition humaine. »

Mais ici encore, Kazem Shahryari met en scène l’ambigu, comme si cette poésie était une flamme fragile qui peut mourir à tout instant, ou être exploitée à d’autres fins, devenir un autre « sacré », une « religion », ou revêtir les couleurs d’un drapeau. Son avenir est en danger. Ce qui est sûr, c’est qu’il lutte pour une langue bien pendue, une poésie et un théâtre qui fassent du spectateur un « rêveur » libre qui s’interroge, même si c’est éreintant, même si c’est difficile...

« La terre nous est étroite », qu’il disait.

« Elle nous accule dans le dernier défilé et nous nous dévêtons de nos membres pour passer ». Parmi les points qu’elle laisse en suspension, la pièce nous dit que l’art peut se frayer un chemin dans le bourbier. Que l’émancipation doit y trouver son refuge plutôt que de se draper d’obscurantisme, prenant le nom de religion. Que cette poésie, ce théâtre batailleurs sont ceux-là mêmes qui effacent l’étroitesse d’un monde
qui souvent asphyxie. « Souffrances, injustices ! Bol d’Air nous dit qu’il ne faut pas des mains pour te prendre, il faut que j’utilise mon souffle ». Ces fleurs blanches dissonantes, éphémères sous des cieux peu cléments, valent bien le coup d’éclore.

Pauline Perrenot

http://linsatiable.org/


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